Vous l'avez probablement vu partout sur Linkedin, dans les médias ou lors de salons professionnels : l'entreprise à impact a le vent en poupe. Ces dernières années, activistes et dirigeants prônent l'encadrement juridique de cette nouvelle conception de la raison d'être des sociétés. Le Mouvement Impact France la définit comme l'idée selon laquelle "l'ensemble des activités de l'entreprise doit être tournée vers la poursuite d'un impact positif, y compris ses activités commerciales". La loi Pacte du 22 mai 2019 est d'ailleurs venue modifier l'article 1833 du code civil pour imposer un "intérêt social" aux sociétés. L'entreprise ne se limiterait donc plus à un simple lieu de partage des bénéfices. Alors qu'est-ce qu'une entreprise à impact ? Peut-elle imposer une nouvelle façon d'agir pour le Bien Commun ?
L'émergence de la notion d'entreprise à impact est consécutive à la prise de conscience progressive des acteurs économiques autour des enjeux de durabilité. À partir des années 80, la notion de responsabilité sociale des entreprises tend à limiter les externalités négatives des sociétés, via notamment des actions caritatives ou de mécénat. Mais l'entreprise à impact va chercher à aller beaucoup plus loin : il ne s'agit plus seulement de "limiter la casse", mais bien de repenser entièrement le modèle économique d'une structure. Pour définir les entreprises à impact, il faut donc tout d'abord bien comprendre ce qu'elles ne sont pas.
Il n'existe à l'heure actuelle aucune définition juridique précise de l'entreprise à impact. Ce flou juridique conduit à la confondre avec d'autres notions liées à la dimension sociale des activités économiques.
La responsabilité sociale des entreprises (RSE) : est définie comme "l'intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes". En d'autres termes, la RSE engage les entreprises qui le souhaitent à entreprendre une démarche durable. Au niveau international, la norme ISO 26000 propose un standard aux organisations qui souhaitent s'inscrire dans cette démarche.
Quelle différence avec le modèle des entreprises à impact ? Avec la RSE, les organisations sont dans la "réaction" face aux potentiels impacts négatifs de leurs activités. Par exemple, l'entreprise Kering a mis en place de nombreuses actions RSE comme un Compte de résultat environnemental pour mesurer l'impact de ses activités sur l'environnement. Tandis que dans une entreprise à impact, la raison d'être même de l'entreprise, ainsi que son mode de fonctionnement, vise à avoir un impact positif global sur la société.
Les critères Environnementaux, Sociaux et Gouvernance (ESG) : les critères ESG sont un outil de reporting. Ils permettent à une société d'analyser ses impacts sociaux et environnementaux, en prenant par exemple en compte l'émission des gaz à effets de serre, la consommation d'électricité par l'entreprise ; mais aussi son respect des droits humains ou la transparence dans ses procédures de décision.
Là encore, il s'agit davantage d'une grille indicative que d'un système d'organisation à proprement parler.
Les entreprises à mission : ici, la différence est plus ténue mais existe bel et bien. Les entreprises à mission se définissent comme une société commerciale qui intègre dans ses statuts un objectif d’ordre social ou environnemental. La loi Pacte du 22 mai 2019 a consacré juridiquement ce nouveau statut. Dans une telle structure, la raison d'être inscrite dans les statuts est au même niveau que la recherche de profits. Mais à la différence d'une entreprise à impact, l'entreprise à mission consacre une partie de ses ressources à la réalisation de la dite mission, sans corrélation nécessaire aux objectifs de développement durable.
En l'absence de précisions juridiques, comment dès lors définir une entreprise à impact ? On peut s'appuyer sur la conception portée par le Mouvement Impact France. C'est un réseau d'entrepreneurs dans lequel on retrouve par exemple Julia Faure, la fondatrice de Loom, mais aussi Pascal Demurger de la Maif ou encore, Farid Marouani d'APF France Handicap.
Dans son manifeste, le Mouvement décrit 4 piliers sur lesquels reposent les entreprises à impact :
Ce qui distingue une entreprise à impact, c'est donc que sa stratégie et son modèle économique sont intégralement pensés en fonction de l'impact positif choisi. Bouleversant complètement la définition d'une société telle que conçue par l'économiste Milton Friedman (pour qui le seul objectif d'une entreprise est sa rentabilité), cette vision semble a priori favorable au développement d'un système économique tourné vers l'intérêt général. Mais peut-on aller jusqu'à dire que les entreprises à impact permettent d'œuvrer pour le Bien Commun ?
Les organisations qui se revendiquent à impact ont pour ambition d'œuvrer en faveur de l'environnement et se fixe des objectifs sociaux et sociétaux. Pour partie, ces critères correspondent à une action en faveur du Bien Commun, lequel se définit comme :
"le fait de rendre accessible à tous et à chacun l’eau, la nourriture, le logement, la santé et les conditions matérielles nécessaires à une vie digne ainsi qu’à une vie spirituelle ; l’éducation, la culture, la formation et l’emploi qui permettent le plein épanouissement ; la vie et la mort de façon naturelle pour respecter l’écologie humaine ; un environnement préservé ; un cadre de vie sécurisé"
Ainsi, une entreprise comme Phénix, start-up française engagée dans la lutte contre le gaspillage et en faveur de l'économie circulaire, a conçu un modèle économique intéressant. La croissance de l'entreprise, qui est passée de 0 à 15 millions de chiffres d'affaires en 5 ans, est envisagée comme un levier au service d'un impact fort auprès des plus gros acteurs. Dans son portfolio, des grands groupes comme Danone ou Leclerc, côtoient des associations caritatives et des consommateurs dans la mise en place d'un écosystème durable.
Autre point intéressant, le modèle organisationnel des entreprises à impact qui se rapproche d'une gestion des ressources humaines par subsidiarité. Cette conception des rapports sociaux permet tant l'épanouissement individuel que l'action collective au profit d'un projet. Arthur Auboeuf, cofondateur de Time for the Planet développe ainsi sa vision du management :
"Pour augmenter les chances de réussite, il faut que l’on puisse faire de la place à des gens capables de faire certaines choses mieux que nous"
Un modèle de gouvernance horizontal qui peut faciliter l'action individuelle et collective en faveur du Bien Commun. Cependant, la recherche constante de transformation des sociétés au bénéfice d'une vision idéalisée des projets collectifs appelle à une certaine vigilance à l'encontre des entreprises à impact.
Le premier talon d'Achille de ces initiatives réside dans la vision parcellaire du Bien Commun qu'elles offrent. La plupart des entreprises à impact fondent leur stratégie sur une opposition à la mission de création de richesses des sociétés à but lucratif. Ce parti pris semble soutenir l'idée selon laquelle la recherche du profit serait contraire à l'éthique.
Pourtant, la création de richesses est un levier indispensable à l'accomplissement des critères du Bien Commun. D'autant que les entreprises à impact tendent à se concentrer essentiellement sur les aspects sociaux et environnementaux, en occultant, par exemple, les enjeux liés à l'écologie humaine.
Aujourd'hui, la qualification d'entreprise à impact est fortement corrélée à l'obtention de labels certificateurs, au premier rang desquels le label "B-Corp". Lancé en 2006 aux États-Unis par l'ONG B-Lab, il a à ce jour été attribué à plus de 2 600 entreprises dans plus de 160 pays et 150 secteurs différents. Au-delà de la vision traditionnelle des start-up engagées pour la planète, on y retrouve de très grandes entreprises comme Blédina, société du groupe Danone, ou encore la marque Innocent.
S'agissant de cette dernière, par exemple, elle est régulièrement pointée du doigt pour la quantité de plastique non recyclable utilisé dans ses produits. Détenue par Coca-Cola, considéré comme le premier pollueur plastique au monde, Innocent flirte de très près avec le greenwashing.
Comment peut-elle alors être détentrice du label B-Corp décerné aux entreprises à impact ? Tout simplement parce que pour y prétendre, les entreprises doivent obtenir un score de 80 sur l'ensemble des critères, indépendamment des scores spécifiques à chaque catégorie. Une entreprise pourra ainsi être irréprochable sur le volet "gouvernance" tout en ayant un impact environnemental plus questionnable.
Cela a notamment été le cas pour la marque française Sézane, condamnée en 2022 par l'Institut national des peuples autochtones (INPI) du gouvernement mexicain pour utilisation abusive et exploitation de l'image des femmes autochtones. Pourtant, la marque est toujours détentrice du label.
Au-delà de ces incohérences, la certification ne permet pas non plus de mesurer l'impact véritable des organisations se revendiquant comme telles. Finalement, les défaillances de ces certifications permettent aussi de s'interroger sur la place de l'entreprise.
En tant qu'organisation humaine, l'entreprise est par définition une entité sociale. Les personnes impliquées ne sont donc pas seulement liées par des liens d'intérêts mais également par des liens de réciprocité et de mutualité. Pourtant, comme le rappelle Benjamin Chapas, enseignant-chercheur à l'ESDES Lyon Business School, la poursuite d'un impact par l'entreprise tend à "essentialiser" cette dernière, c'est-à-dire à en faire le centre d'une nouvelle communauté prétendument uniforme et unie autour des actions d'intérêt général.
Reste qu'une entreprise est une entité privée, qui appartient en premier lieu à ses propriétaires, c'est-à-dire aux actionnaires. "il y a quelque chose d’étrange à imaginer que ce soit en priorité à elle qu’il revienne de soutenir une dynamique sociale positive et porteuse d’espoir pour chacun". Le but d'une entreprise est avant tout de créer de la valeur pour ses actionnaires. Pour le chercheur, les entreprises à impact sont le symptôme d'un passage de l'Etat Providence à l'Entreprise providentielle. Autrement dit, le fait de faire peser sur les acteurs privés la désaffection des organisations publiques.
Il n'est évidemment pas question de dire que l'entreprise doit être dénuée de toute responsabilité sociale ou environnementale. Mais plutôt de ne pas utiliser les entreprises comme substitution au principe de la responsabilité individuelle, principe au cœur de la poursuite du Bien Commun.
Malgré un mode de gouvernance horizontale, les entreprises à impacts n'ont de cesse de réclamer une action des pouvoirs publics en faveur de la généralisation de leur modèle économique. Lors de la dernière élection présidentielle française, le Manifeste de l'économie de demain a plaidé auprès des candidats l'encadrement juridique de ces organisations, pour "accélérer la transformation des entreprises".
Même si les objectifs sont louables, ils viennent contredire les principes de subsidiarité et de liberté responsable en faisant dépendre de l'autorité étatique l'action collective en faveur du Bien Commun. Or, pour repenser notre modèle économique, nous devons avant tout repenser le Bien Commun en dehors du champ exclusivement public.
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